Archive for septembre 2010

dix-sept

L’installation du Palais Granvelle avance à grands pas, c’est-à-dire plus vite que prévu. Je découvre enfin Dédale dans sa totalité et sous tous les points de vue. Quand tous les panneaux sont rassemblés, l’œuvre paraît sage, presque endormie. Mais il faut voir la jubilation avec laquelle Antoine, Fabien, Arthur, Valentin, Adrien, et Cécile s’amusaient à faire défiler les panneaux de long en large et en travers pour considérer l’autre visage de l’œuvre : indisciplinée et bruyante. Paradoxalement, et c’est je crois sa qualité principale, Dédale est les deux à la fois mais on ne le devine qu’en osant soi-même manœuvrer les portes.

L’autre aspect vraiment surprenant concerne les points de vue. Au ras du sol, le colimaçon est presque invisible. Aujourd’hui, Denis et moi nous engouffrons dans le musée du temps pour monter quatre à quatre les marches qui nous conduisent aux différents étages. L’évidente harmonie de Dédale en rapport avec la cour se révèle dès le premier étage. Les proportions en rapport avec le format de la cour sont impeccables. L’habit corten joue à merveille avec la couleur des tuiles du palais tandis que la tôle nue s’accorde bien avec le bleuté de la pierre bisontine. Depuis le sommet de la tour, les toits prennent encore plus d’importance au fur-et-à mesure que le labyrinthe s’éloigne et je ne peux m’empêcher de penser à la vision qu’aurait eue Icare s’il s’était envolé depuis ce labyrinthe ci…

La tôle nue brille d’un éclat qui m’aveugle quand le soleil est très fort.

Aujourd’hui, j’ai appelé Denis sur son téléphone portable pour lui demander de donner son avis sur la jupe extérieure à la sculpture : Antoine et Didier n’en reviennent pas que je puisse faire cela aussi simplement.

seize

Je continue à aller à l’usine même si je suis seul à pouvoir aider à cause de la rentrée qui arrive à grand pas. Je me sens bien à ma place parmi tous les ouvriers.
A mon arrivée, Didier toujours fidèle au poste de chef de projet, avec le même tendre sourire que je connais bien maintenant et qui me réconforte. Dans ses mains, une monture avec des galets blancs en nylon. Il m’annonce fièrement qu’il va les substituer aux autres trop bruyants parce qu’en métal. Nous poursuivons la visite des différents chantiers en cours jusqu’à ce que je lui demande, l’air de rien, qui a décidé que les nouveaux galets seraient en nylon : « C’est moi,… d’ailleurs j’ai fait validé l’idée par Lionel… » Peu convaincu de ce nouveau choix, je me laisse embarquer sur le prototype du rail en chantier pour tester les galets « miracles ». Vous me croirez si vous voulez mais l’équipe des nylon ont dû sentir que je ne les aimais pas car un mystérieux couinement s’est fait entendre dès la première glissade du panneau. Et aucun moyen d’y remédier malgré tous nos efforts ! Depuis ce jour, les « nylon » sont devenus entre Didier et moi une source supplémentaire de joyeuse complicité.

Quand je suis chez Mantion, Didier peut bénéficier d’un repas « invité » à la cantine, de l’autre côté du boulevard. L’autre jour, Denis s’est installé à notre table et nous avons parlé de l’image de l’artiste dans la tête des employés. Par ma présence, même intermittente, j’espère avoir changé quelques idées toutes faites de l’artiste dans sa bulle, peu en contact avec la réalité du terrain.

quinze

C’est démontable cela veut dire montrable ailleurs. Même si c’est lourd, même si cela demande du temps, de l’énergie, les assemblages sont simples, élémentaires. Aucune sophistication, rien de trop. Je commence à reconnaître Dédale comme une œuvre de ma famille artistique.

« Il faut payer, toujours payer et on ne paie pas avec des pensées. Il faut payer de sa personne. Payer avec sa vie. » Henri Bauchau, Le boulevard périphérique, Actes sud, 2008, p.35.

2 septembre Comme chaque fois avant de me plonger à nouveau dans l’écriture, je relis la phrase de mon dernier billet et aujourd’hui sa force prémonitoire me glace le sang : Julien n’est plus parmi nous. Quand j’ai appris son décès, j’ai tout-de-suite voulu revoir des photographies. Sur l’une d’entre elles, que j’ai agrandie dans le catalogue, muni de ses lunettes de soudeur, il me fait penser à Saint Exupéry l’aviateur.

quatorze

Dans l’intimité de l’œuvre, le rapport avec l’élément aquatique m’est de plus en plus évident alors même que je manipule avec peine toutes ces pièces de métal tellement lourdes. Sans parler du dépôt au fond de moi des traces que je n’imagine pas aujourd’hui.

Souvent je pense à Emmanuel A. et la proximité que nous avions dans les secrets de fabrication d’autres œuvres qui appartiennent au passé.

Et d’autres, extérieurs à l’usine s’agrègent au projet sans que je demande quoique ce soit. Cécile par exemple, qui est revenue plusieurs fois. Fabien aussi à sa manière; un mouvement centrifuge que je contrôle pas.

Aujourd’hui, je m’inquiète auprès de Didier : « Comment aurais-tu fait si je n’avais pas été là avec les étudiants : j’aurais mangé une double dose de tartines le matin ! ».

treize

4 Août Me voilà entré dans le Dédale par la petite porte, la même que tous les employés de Mantion utilisent chaque jour pour se rendre à leur travail. Aussi, toutes les explications que j’entendais d’une oreille extérieure, à distance, toutes les petites inquiétudes, toutes les solutions techniques à trouver au coup-par-coup, toute la quantité de gestes techniques à fournir, toutes les relations humaines, les regards d’autres ouvriers de l’entreprise qui, avec leur bulletin de salaire du mois de juillet ont reçu une invitation « made in pavé » et qui frappent à la porte de l’atelier pour voir la bête curieuse, toutes ces nouveautés m’informent en même temps que j’accède à la fabrication de Dédale.

Pour le dire autrement, mains noires et corps perclus de courbatures : c’est un virage à 180 °!

Je suis maintenant dans une sorte d’intimité avec l’œuvre et avec tous ceux qui de près ou de loin y croient dur comme fer et qui y travaillent en acceptant de repousser leurs vacances aux calandes grecques ! De l’intérieur, je n’arrête pas d’être étonné par tant d’énergie déployée et de volonté de bien faire : comment cette force a-t-elle pu être transmise jusque dans ces hangars sombres, à ces hommes et ces femmes lumineux que je ne connaissais pas et qui, pour beaucoup, n’ont jamais survolé la cour du palais Granvelle ?

douze

19 juillet. De retour, me voilà illico dans les ateliers. Le montage à blanc est presque terminé. Pour l’instant, un seul panneau trône au beau milieu de l’étendue; il semble flotter tellement le plancher est vaste et la mécanique invisible. La totalité des panneaux montés devrait produire une sorte de festival (entre l’horizontalité animée par les panneaux en apparent désordre et le sérieux dû à la verticalité froide du métal). Chez Formatol, je croise Antoine qui nous accompagne Didier et moi jusqu’aux premiers essais d’acier corten oxydé.

Un champ de panneaux couchés sur une bâche bleue. Au centre du dispositif, un arroseur automatique branché 24 heures sur 24: la culture de la rouille a commencé! Je suis saisi par l’éclat des orangés, et la matérialité de la couleur qui dessine des nuances très délicates et des teintes variées au contact de l’eau.

Didier m’explique que le phénomène chimique devra être complètement achevé au moment de l’installation, sinon gare au dépôt de rouille sur les vêtements des visiteurs et sur les beaux pavés de la cour du palais Granvelle!

Sur son écran d’ordinateur, Antoine me montre la visualisation du trajet emprunté par le laser pour écrire «Icarus» et «Dedalus». L’ensemble des tracés lumineux associés aux formes en triangles découpées sur le fond noir est une véritable constellation. Je suis ravi de ce nouveau film d’animation qui renforce encore la suggestion de vol d’oiseaux migrateurs.

Fabien n’est pas tout seul au rendez-vous chez Mantion. Cécile et Arthur m’ont fait la surprise de l’accompagner. Ils ont l’air vraiment contents d’être ici et moi je suis curieux de toutes leurs remarques. Par exemple, ils insistent beaucoup sur le son produit par la manipulation des systèmes coulissants, entièrement réalisés en métal. Ensemble, avec Didier toujours extrêmement dévoué, le temps d’un instant, nous envisageons de disposer un insonorisant à l’intérieur des panneaux. Mais la question est vite réglée; d’abord le temps nous manque et surtout, Dédale sera d’autant mieux qu’il contrastera fortement avec la torpeur majestueuse du palais Granvelle.

onze

Par Lionel, j’apprends que le nouveau Julien n’attendait qu’une chose sans oser demander: que le premier Julien lui dise qu’il pouvait intégrer le projet Dédale.

Il n’y a pas de murs et de passages ni d’ouvertures et de fermetures: c’est un défilé continu de pleins et de vides que le visiteur aménage et organise à sa guise.

Anne m’a offert un baptême de l’air en planeur. Quel beau cadeau!

Impossible de passer dans les ateliers tellement la préparation du catalogue me demande du travail.

J’ai acheté le livre «Anthologie, aires de jeu d’artistes» et l’emporte dans mes bagages de vacances.

dix

26 mai. Face-à-face avec les premiers panneaux peints. Au début je les trouve bien, puis fièvre, arrêt de travail et je me réveille aux urgences le week-end de la fête des mères avec de nouvelles propositions que je me dépêche de croquer pour Lionel. La tôle peinte est trop froide, elle ne contraste pas assez avec l’extérieur bleuté galvanisé: pourquoi ne pas la remplacer par une tôle en acier corten, plus chaleureuse parce que veloutée par la rouille naturelle?

La troisième et dernière maquette est très réussie.

Merci cher Laurent, d’accueillir Dédale démonté dans l’école, une fois l’exposition du Palais Granvelle terminée. Quel poids en moins (15 tonnes à vrai dire!). J’ai lu quelque part que la date de fin de l’exposition était avancée au 13 novembre… ça doit être une erreur… tant de travail pour une si courte manifestation!

Didier est fier de m’emmener dans son nouvel atelier où il assemble à blanc les premiers morceaux de Dédale. Il m’explique qu’il faut commencer par le cœur.

Avec Colette, nous visitons le Musée du Temps du Palais Granvelle et je m’aperçois qu’on pourra jeter un œil en plongée sur Dédale, grâce au couloir qui fait le tour d’une partie du bâtiment. Elle me raconte que dans certaines configurations labyrinthiques, il y a une plateforme à proximité ou même au centre pour offrir la possibilité à ceux qui sont sortis du labyrinthe d’observer les autres encore dans le dédale. Elle me parle aussi de Robert Morris et des surréalistes. J’ai cru comprendre qu’elle préférait Ovide à Lacarrière. La scène où, dans les ateliers, Colette boit les paroles de Didier et des ouvriers est très belle.

neuf

21 avril. Lionel a déménagé. Aujourd’hui, son bureau est plus grand, plus confortable, plus silencieux. Oubliée, la stupide porte automatique, mais en contre-partie un vrai dédale pour le rejoindre!

Au pire, pour remplacer l’image, graver les seuls noms Dédale et Icare avec une typographie et un positionnement bien choisis. Finalement, grâce au logiciel, je trouve un mode d’écriture qui ressemble à un dessin. De très près, on voit que les lettres sont composées à partir d’un assemblage aléatoire de minuscules triangles qui m’évoquent le vol des oiseaux migrateurs. Même les deux lettres «U» sont différentes. Malgré tout, je dois faire le deuil de la belle reproduction et ce n’est pas chose facile.

«Et qu’est-ce qu’on va faire de ta sculpture une fois démontée? Il faudra former des techniciens pour la monter à nouveau car Mantion n’acceptera pas de la monter une seconde fois. Et les caisses, tu sais s’ils ont prévu de faire des caisses pour le transport. Gilles, tu leur as demandé s’il y aura un plan de montage?»

Lionel passe la main à Didier qui dessine chaque morceau de Dédale en détail, avec un logiciel 3D en vue de la fabrication. Il explique son plan tandis que Lionel nous montre un échantillon de sol moins cher que le premier. Bien mieux, ce dernier, grâce à ses motifs en reliefs, suggère le dédale des panneaux vus du dessus; une bonne surprise!

huit

19 février. Je rentre, je sors, rentre et sors, deux fois avant de me décider à aller frapper à la porte du bureau de Denis. Tout le monde est là: Nicolas pour présenter son projet, Corinne L. un peu pâle et grave pour me dire «mais qu’est-ce qu’on va faire de ta sculpture», et Laura qui prend des notes.

Depuis que ma mère est morte, j’ai l’impression d’apprendre à voler de mes propres ailes.

La terre et les rêveries du repos de Bachelard m’offre un très beau chapitre sur le labyrinthe.

Gérard m’a toujours recommandé de me positionner en tant qu’artiste à l’École des Beaux-Arts; et comment, cher Gérard, trouver le moyen de positionner ce projet à l’intérieur de l’école dans le cadre de mon travail de professeur? Fabien, un des étudiants de première année, me parle de sa performance en forme de labyrinthe humain géant, je vais essayer de l’associer à Dédale.

sept

Je parcours les bâtiments de l’entreprise avec Lionel qui veut me montrer les joints pare-choc en caoutchouc pour éviter les pincements de doigts entre deux panneaux coulissants. En déambulant dans tous les bâtiments, je retrouve quelques ouvriers dont j’avais croisé le regard au moment des bons vœux le 4 janvier, lorsque Denis a arrêté l’usine pour présenter le projet à tous les employés. Alors que j’accompagne Lionel dans l’un des seuls hangars que je n’avais encore jamais visité, je reconnais peut-être la seule fille travaillant dans les ateliers et dont la blondeur m’avait sauté aux yeux parmi tous les garçons bleus foncés.

J’ai acheté un logiciel spécial pour vectoriser la magnifique reproduction de Dédale et Icare sur les deux panneaux du cœur, c’est-à-dire les premiers en partant du milieu. Cette image est tellement belle et je m’en sens tellement proche.

Des portes immenses et lourdes ferment les hangars où sont abrités les planeurs mais non je déraille ce sont des fabriques de systèmes coulissants. La meilleure preuve est qu’il y a des portes coulissantes à chaque coin de couloir! Toujours la même angoisse face à la porte coulissante du bureau du Lionel: Capteur? Interrupteur? où faut-il appuyer pour manœuvrer cette maudite porte vitrée derrière laquelle Lionel m’attend avec son flegme habituel tandis que Denis me chante les louanges des portes des palais de Dubaï équipées de systèmes automatisés produits par Mantion.

Après Corinne, Laura, Annette et François, voici Christian: bientôt toute l’équipe du Pavé a vent de mon projet (à chaque nouvel atterrissage chez Mantion, ce sont les mêmes cris de stupeur!).

six

Le prototype constitué de deux panneaux dans un virage est fini. J’ai planté mon petit appareil photographique à intervallomètre pour l’occasion. Il a pris des photos au kilomètre toutes les minutes sans rien dire à personne. On voit Julien et puis rien et Lionel et Julien le rejoint finalement, dans un naturel parfait. Ces quantités de photos qui, mises bout-à-bout, simulent le mouvement, reflètent quelque chose de l’enfance du cinéma.

Le livre de Jacques Lacarrière conseillé par Emmanuel est vraiment fort et mon morceau préféré est celui pour lequel il interview Icare.

Depuis l’intérieur de Dédale, en levant les yeux progressivement depuis le sol et en passant par ma sculpture jusqu’à cette admirable architecture du Palais Granvelle, j’aimerais que le voyage soit aussi beau… Au bout, le ciel, le mythe. Icare est loin, à moins qu’il ne soit déjà tombé dans la mer du tableau de Brueghel!

Avec Julien, je cherche une chute de bois pour un essai de gravure laser. De derrière les caisses remplies des très beaux squelettes en métal qui résultent des découpes laser, il me sort une grande planche de médium gravée: un manga pour un copain à lui. J’aime ces moments partagés, ces petits pas dans la direction de l’autre sont de vrais instants de bonheur.

cinq

3 février. Je n’arrive pas à traiter en gravure la photographie du très beau relief romain qui montre Icare et Dédale entrain de façonner les ailes pour lui et son fils. J’aimerais pourtant tellement le reproduire sur le panneau central.

Nouveau dessin pour le circuit des panneaux coulissants qui ressemble plus à un escargot, c’est-à-dire à une forme hélicoïdale. Je m’accroche à l’image «rentrer dans sa coquille» en rassemblant bord-à-bord tous les panneaux jusqu’au centre de la sculpture. Lionel craint que, si l’on opte pour cette façon de faire, les découpes du faux-plancher de sécurité ne soient très délicates. Mais j’insiste. Corinne dit à Denis qu’il faut m’arrêter. Je suis enfin heureux et soulagé des nouvelles proportions. Grâce à l’inspiration de Fibonacci, Dédale s’inscrit maintenant parfaitement et comme par magie, au centre de la cour du palais Granvelle.

Quand j’installe la nouvelle maquette, la neige tombe tellement.