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24 novembre 2010, 18 h 32 min
Le démontage s’est fait sans trop de problème même si psychologiquement, j’ai encore du mal à me dire que quelque chose est fini. Et qu’il faut repartir sur un nouveau chemin, recommencer autre chose, autrement.
La rencontre avec Lisbeth : un moment fort en émotion, qui m’ouvrira peut-être des perspectives nouvelles. Cette expérience confirme que mes sculptures sont des matières et des espaces à pratiquer. Lorsqu’il y a un travail qui sort du flot quotidien, l’œuvre prend une existence singulière, elle est transfigurée.
Je garde aussi gravés quelque part le souvenir de tous ces visages d’enfants, leurs yeux enflammés, survoltés presque à l’idée que je puisse les empêcher de réaliser LEUR labyrinthe.
Si cette œuvre a réussi quelque chose, c’est d’avoir fait de l’endroit où elle était située une vraie place publique, animée, joyeuse, vivante, un lieu où se retrouver pour partager avec d’autres connus ou inconnus quelques instants de vie.
4 novembre 2010, 1 h 26 min
Quand je suis seul, c’est un chapelet de panneaux, une méditation. Une mécanique, un rituel (doucement, je glisse, m’échappe, m’en vais).
Aujourd’hui, j’ai balayé le sol, lavé les panneaux, pour Lisbeth. Ouvrir la fenêtre, changer d’air, aérer la chambre, secouer les draps. Enfin, j’ai chauffé la salle pour la représentation de ce soir. Et en faisant tout cela, je me suis rendu compte que je regardais le Palais comme jamais auparavant.
Certains sont en représentation avant d’être humains. Je ne veux pas. Parfois ça marche, parfois je désespère (quelque chose me rattrape, je ne sais pas le nommer mais c’est plus fort que moi).
Qu’est-ce qui me fait aller voir ailleurs, en dehors du champ des arts plastiques ?
La danse. Oui, je cherche à provoquer un mouvement, d’abord un mouvement, un mouvement avant tout. Commencer par mettre le corps du visiteur en mouvement, vérifier qu’il est toujours vivant, apte à se déplacer et à changer de point de vue.
Le visiteur d’une exposition ne devrait pas se sentir écrasé par l’art. Même si il y a des choses qu’il ne comprend pas, la « conversation » devrait pouvoir se dérouler d’égal à égal.
19 octobre 2010, 23 h 12 min
Cette sculpture est une respiration, une force qui se dilate et se comprime, une forme qui se modifie au gré des mouvements des acteurs qui vont et viennent sur le plateau (mais, pour l’instant, ils sont très ordonnés et rangent parfaitement les panneaux avant de quitter la scène !).
La caméra, un moyen de me relier à la sculpture. Non pas pour espionner ou surveiller mais pour admirer, s’inspirer, prendre appui.
Un travail d’équipe aussi pour ouvrir et fermer les panneaux.
Les arches de la cour du Musée du Temps sont bien alignées : pourquoi ranger les panneaux à l’identique ? (je pensais que la mobilité des panneaux serait un moyen pour réaliser de nouvelles figures, déambulations, de nouveaux parcours, en marge du chemin tracé par le rail.
La cour du Palais Granvelle revit à travers la sculpture. Les visiteurs l’animent en s’y déplaçant. En manœuvrant les panneaux, ces derniers apportent, en cet endroit, quelque chose de leur vie, de leur joie, de leur énergie. La cour, endormie depuis l’époque où le Palais était habité, devient place et retrouve une fonction de cœur de ville.
La bête furieuse est tapie au fond de moi. Elle attend.
11 octobre 2010, 23 h 27 min
La camera ? L’œil d’Icare qui mire Dédale depuis le ciel !
Je préfère le mot manœuvrer au mot manipuler et quand il faut ouvrir tous les panneaux, ce sont de « grandes manœuvres ». Ouvrir. Déplier. Déployer. Eclater. Desserrer. Ranger. Fermer. Plier. Ordonner.
Compliquer. Simplifier.
L’attente. Comme dans mes vidéos, cette sculpture crée une situation d’attente ou de disponibilité: « et maintenant que peut-il arriver, et avant, quels sont les évènements qui ont conduit à une telle modification ? »
Tout-à-coup, c’est-à-dire sans prévenir, en silence, comme dans les débuts du cinéma, un enfant arrive dans le champ comme un papillon se pose sur une fleur. De l’autre côté du miroir, j’observe patiemment oui, mais dans l’attente de quoi ? plongé dans les profondeurs de quelles pensées ?
Une forte dimension d’attente et d’appel à manœuvrer tout-à-la-fois.
Dédale échappe, glisse comme sable dans la main du géant qui voudrait l’attraper : un jour un visage, le lendemain une toute autre allure : sa vraie nature est d’être changeante, de fuir toute représentation figée, d’éviter toute image bloquée dans la tête du spectateur.
3 octobre 2010, 22 h 50 min
Parmi les nouvelles que me font le plus plaisir après l’euphorie du vernissage il y a l’aveu de Didier qui se sent plus en confiance grâce ce projet réalisé avec brio. Et s’il prenait un nouveau départ chez Mantion ?
A tout seigneur, tout honneur; Didier, toujours lui, a eu l’idée géniale de la web-caméra. Elle a retransmis en direct, sur le net, le beau vernissage de samedi dernier.
Pieter Brueghel toujours où l’on voit des fêtes populaires et toutes sortes de gens qui s’affairent chacun de son côté mais dans une même toile, un même jour, une même fête et quelqu’autre qui les regarde, depuis le ciel.
Il y a une joie communicative à manœuvrer tous ces panneaux. Il suffit que quelqu’un lance le mouvement et tout le monde s’y met en long en large et en travers dans une belle anarchie inimaginable lorsque l’on voit la sculpture au repos.
Dimanche après avoir raccompagné Colette au train je n’ai pas pu m’empêcher de retourner au Palais Granvelle. 10 heures du matin, alors que j’ouvrais les panneaux mon téléphone sonne. Denis était déjà branché depuis le ciel et moi aux anges !
28 septembre 2010, 9 h 49 min
L’installation du Palais Granvelle avance à grands pas, c’est-à-dire plus vite que prévu. Je découvre enfin Dédale dans sa totalité et sous tous les points de vue. Quand tous les panneaux sont rassemblés, l’œuvre paraît sage, presque endormie. Mais il faut voir la jubilation avec laquelle Antoine, Fabien, Arthur, Valentin, Adrien, et Cécile s’amusaient à faire défiler les panneaux de long en large et en travers pour considérer l’autre visage de l’œuvre : indisciplinée et bruyante. Paradoxalement, et c’est je crois sa qualité principale, Dédale est les deux à la fois mais on ne le devine qu’en osant soi-même manœuvrer les portes.
L’autre aspect vraiment surprenant concerne les points de vue. Au ras du sol, le colimaçon est presque invisible. Aujourd’hui, Denis et moi nous engouffrons dans le musée du temps pour monter quatre à quatre les marches qui nous conduisent aux différents étages. L’évidente harmonie de Dédale en rapport avec la cour se révèle dès le premier étage. Les proportions en rapport avec le format de la cour sont impeccables. L’habit corten joue à merveille avec la couleur des tuiles du palais tandis que la tôle nue s’accorde bien avec le bleuté de la pierre bisontine. Depuis le sommet de la tour, les toits prennent encore plus d’importance au fur-et-à mesure que le labyrinthe s’éloigne et je ne peux m’empêcher de penser à la vision qu’aurait eue Icare s’il s’était envolé depuis ce labyrinthe ci…
La tôle nue brille d’un éclat qui m’aveugle quand le soleil est très fort.
Aujourd’hui, j’ai appelé Denis sur son téléphone portable pour lui demander de donner son avis sur la jupe extérieure à la sculpture : Antoine et Didier n’en reviennent pas que je puisse faire cela aussi simplement.
23 septembre 2010, 22 h 38 min
Je continue à aller à l’usine même si je suis seul à pouvoir aider à cause de la rentrée qui arrive à grand pas. Je me sens bien à ma place parmi tous les ouvriers.
A mon arrivée, Didier toujours fidèle au poste de chef de projet, avec le même tendre sourire que je connais bien maintenant et qui me réconforte. Dans ses mains, une monture avec des galets blancs en nylon. Il m’annonce fièrement qu’il va les substituer aux autres trop bruyants parce qu’en métal. Nous poursuivons la visite des différents chantiers en cours jusqu’à ce que je lui demande, l’air de rien, qui a décidé que les nouveaux galets seraient en nylon : « C’est moi,… d’ailleurs j’ai fait validé l’idée par Lionel… » Peu convaincu de ce nouveau choix, je me laisse embarquer sur le prototype du rail en chantier pour tester les galets « miracles ». Vous me croirez si vous voulez mais l’équipe des nylon ont dû sentir que je ne les aimais pas car un mystérieux couinement s’est fait entendre dès la première glissade du panneau. Et aucun moyen d’y remédier malgré tous nos efforts ! Depuis ce jour, les « nylon » sont devenus entre Didier et moi une source supplémentaire de joyeuse complicité.
Quand je suis chez Mantion, Didier peut bénéficier d’un repas « invité » à la cantine, de l’autre côté du boulevard. L’autre jour, Denis s’est installé à notre table et nous avons parlé de l’image de l’artiste dans la tête des employés. Par ma présence, même intermittente, j’espère avoir changé quelques idées toutes faites de l’artiste dans sa bulle, peu en contact avec la réalité du terrain.
23 septembre 2010, 22 h 36 min
C’est démontable cela veut dire montrable ailleurs. Même si c’est lourd, même si cela demande du temps, de l’énergie, les assemblages sont simples, élémentaires. Aucune sophistication, rien de trop. Je commence à reconnaître Dédale comme une œuvre de ma famille artistique.
« Il faut payer, toujours payer et on ne paie pas avec des pensées. Il faut payer de sa personne. Payer avec sa vie. » Henri Bauchau, Le boulevard périphérique, Actes sud, 2008, p.35.
2 septembre Comme chaque fois avant de me plonger à nouveau dans l’écriture, je relis la phrase de mon dernier billet et aujourd’hui sa force prémonitoire me glace le sang : Julien n’est plus parmi nous. Quand j’ai appris son décès, j’ai tout-de-suite voulu revoir des photographies. Sur l’une d’entre elles, que j’ai agrandie dans le catalogue, muni de ses lunettes de soudeur, il me fait penser à Saint Exupéry l’aviateur.
23 septembre 2010, 22 h 34 min
Dans l’intimité de l’œuvre, le rapport avec l’élément aquatique m’est de plus en plus évident alors même que je manipule avec peine toutes ces pièces de métal tellement lourdes. Sans parler du dépôt au fond de moi des traces que je n’imagine pas aujourd’hui.
Souvent je pense à Emmanuel A. et la proximité que nous avions dans les secrets de fabrication d’autres œuvres qui appartiennent au passé.
Et d’autres, extérieurs à l’usine s’agrègent au projet sans que je demande quoique ce soit. Cécile par exemple, qui est revenue plusieurs fois. Fabien aussi à sa manière; un mouvement centrifuge que je contrôle pas.
Aujourd’hui, je m’inquiète auprès de Didier : « Comment aurais-tu fait si je n’avais pas été là avec les étudiants : j’aurais mangé une double dose de tartines le matin ! ».
23 septembre 2010, 22 h 31 min
4 Août Me voilà entré dans le Dédale par la petite porte, la même que tous les employés de Mantion utilisent chaque jour pour se rendre à leur travail. Aussi, toutes les explications que j’entendais d’une oreille extérieure, à distance, toutes les petites inquiétudes, toutes les solutions techniques à trouver au coup-par-coup, toute la quantité de gestes techniques à fournir, toutes les relations humaines, les regards d’autres ouvriers de l’entreprise qui, avec leur bulletin de salaire du mois de juillet ont reçu une invitation « made in pavé » et qui frappent à la porte de l’atelier pour voir la bête curieuse, toutes ces nouveautés m’informent en même temps que j’accède à la fabrication de Dédale.
Pour le dire autrement, mains noires et corps perclus de courbatures : c’est un virage à 180 °!
Je suis maintenant dans une sorte d’intimité avec l’œuvre et avec tous ceux qui de près ou de loin y croient dur comme fer et qui y travaillent en acceptant de repousser leurs vacances aux calandes grecques ! De l’intérieur, je n’arrête pas d’être étonné par tant d’énergie déployée et de volonté de bien faire : comment cette force a-t-elle pu être transmise jusque dans ces hangars sombres, à ces hommes et ces femmes lumineux que je ne connaissais pas et qui, pour beaucoup, n’ont jamais survolé la cour du palais Granvelle ?
23 septembre 2010, 22 h 29 min
19 juillet. De retour, me voilà illico dans les ateliers. Le montage à blanc est presque terminé. Pour l’instant, un seul panneau trône au beau milieu de l’étendue; il semble flotter tellement le plancher est vaste et la mécanique invisible. La totalité des panneaux montés devrait produire une sorte de festival (entre l’horizontalité animée par les panneaux en apparent désordre et le sérieux dû à la verticalité froide du métal). Chez Formatol, je croise Antoine qui nous accompagne Didier et moi jusqu’aux premiers essais d’acier corten oxydé.
Un champ de panneaux couchés sur une bâche bleue. Au centre du dispositif, un arroseur automatique branché 24 heures sur 24: la culture de la rouille a commencé! Je suis saisi par l’éclat des orangés, et la matérialité de la couleur qui dessine des nuances très délicates et des teintes variées au contact de l’eau.
Didier m’explique que le phénomène chimique devra être complètement achevé au moment de l’installation, sinon gare au dépôt de rouille sur les vêtements des visiteurs et sur les beaux pavés de la cour du palais Granvelle!
Sur son écran d’ordinateur, Antoine me montre la visualisation du trajet emprunté par le laser pour écrire «Icarus» et «Dedalus». L’ensemble des tracés lumineux associés aux formes en triangles découpées sur le fond noir est une véritable constellation. Je suis ravi de ce nouveau film d’animation qui renforce encore la suggestion de vol d’oiseaux migrateurs.
Fabien n’est pas tout seul au rendez-vous chez Mantion. Cécile et Arthur m’ont fait la surprise de l’accompagner. Ils ont l’air vraiment contents d’être ici et moi je suis curieux de toutes leurs remarques. Par exemple, ils insistent beaucoup sur le son produit par la manipulation des systèmes coulissants, entièrement réalisés en métal. Ensemble, avec Didier toujours extrêmement dévoué, le temps d’un instant, nous envisageons de disposer un insonorisant à l’intérieur des panneaux. Mais la question est vite réglée; d’abord le temps nous manque et surtout, Dédale sera d’autant mieux qu’il contrastera fortement avec la torpeur majestueuse du palais Granvelle.
23 septembre 2010, 22 h 28 min
Par Lionel, j’apprends que le nouveau Julien n’attendait qu’une chose sans oser demander: que le premier Julien lui dise qu’il pouvait intégrer le projet Dédale.
Il n’y a pas de murs et de passages ni d’ouvertures et de fermetures: c’est un défilé continu de pleins et de vides que le visiteur aménage et organise à sa guise.
Anne m’a offert un baptême de l’air en planeur. Quel beau cadeau!
Impossible de passer dans les ateliers tellement la préparation du catalogue me demande du travail.
J’ai acheté le livre «Anthologie, aires de jeu d’artistes» et l’emporte dans mes bagages de vacances.
23 septembre 2010, 22 h 27 min
26 mai. Face-à-face avec les premiers panneaux peints. Au début je les trouve bien, puis fièvre, arrêt de travail et je me réveille aux urgences le week-end de la fête des mères avec de nouvelles propositions que je me dépêche de croquer pour Lionel. La tôle peinte est trop froide, elle ne contraste pas assez avec l’extérieur bleuté galvanisé: pourquoi ne pas la remplacer par une tôle en acier corten, plus chaleureuse parce que veloutée par la rouille naturelle?
La troisième et dernière maquette est très réussie.
Merci cher Laurent, d’accueillir Dédale démonté dans l’école, une fois l’exposition du Palais Granvelle terminée. Quel poids en moins (15 tonnes à vrai dire!). J’ai lu quelque part que la date de fin de l’exposition était avancée au 13 novembre… ça doit être une erreur… tant de travail pour une si courte manifestation!
Didier est fier de m’emmener dans son nouvel atelier où il assemble à blanc les premiers morceaux de Dédale. Il m’explique qu’il faut commencer par le cœur.
Avec Colette, nous visitons le Musée du Temps du Palais Granvelle et je m’aperçois qu’on pourra jeter un œil en plongée sur Dédale, grâce au couloir qui fait le tour d’une partie du bâtiment. Elle me raconte que dans certaines configurations labyrinthiques, il y a une plateforme à proximité ou même au centre pour offrir la possibilité à ceux qui sont sortis du labyrinthe d’observer les autres encore dans le dédale. Elle me parle aussi de Robert Morris et des surréalistes. J’ai cru comprendre qu’elle préférait Ovide à Lacarrière. La scène où, dans les ateliers, Colette boit les paroles de Didier et des ouvriers est très belle.
23 septembre 2010, 22 h 26 min
21 avril. Lionel a déménagé. Aujourd’hui, son bureau est plus grand, plus confortable, plus silencieux. Oubliée, la stupide porte automatique, mais en contre-partie un vrai dédale pour le rejoindre!
Au pire, pour remplacer l’image, graver les seuls noms Dédale et Icare avec une typographie et un positionnement bien choisis. Finalement, grâce au logiciel, je trouve un mode d’écriture qui ressemble à un dessin. De très près, on voit que les lettres sont composées à partir d’un assemblage aléatoire de minuscules triangles qui m’évoquent le vol des oiseaux migrateurs. Même les deux lettres «U» sont différentes. Malgré tout, je dois faire le deuil de la belle reproduction et ce n’est pas chose facile.
«Et qu’est-ce qu’on va faire de ta sculpture une fois démontée? Il faudra former des techniciens pour la monter à nouveau car Mantion n’acceptera pas de la monter une seconde fois. Et les caisses, tu sais s’ils ont prévu de faire des caisses pour le transport. Gilles, tu leur as demandé s’il y aura un plan de montage?»
Lionel passe la main à Didier qui dessine chaque morceau de Dédale en détail, avec un logiciel 3D en vue de la fabrication. Il explique son plan tandis que Lionel nous montre un échantillon de sol moins cher que le premier. Bien mieux, ce dernier, grâce à ses motifs en reliefs, suggère le dédale des panneaux vus du dessus; une bonne surprise!
23 septembre 2010, 22 h 24 min
19 février. Je rentre, je sors, rentre et sors, deux fois avant de me décider à aller frapper à la porte du bureau de Denis. Tout le monde est là: Nicolas pour présenter son projet, Corinne L. un peu pâle et grave pour me dire «mais qu’est-ce qu’on va faire de ta sculpture», et Laura qui prend des notes.
Depuis que ma mère est morte, j’ai l’impression d’apprendre à voler de mes propres ailes.
La terre et les rêveries du repos de Bachelard m’offre un très beau chapitre sur le labyrinthe.
Gérard m’a toujours recommandé de me positionner en tant qu’artiste à l’École des Beaux-Arts; et comment, cher Gérard, trouver le moyen de positionner ce projet à l’intérieur de l’école dans le cadre de mon travail de professeur? Fabien, un des étudiants de première année, me parle de sa performance en forme de labyrinthe humain géant, je vais essayer de l’associer à Dédale.
23 septembre 2010, 22 h 23 min
Je parcours les bâtiments de l’entreprise avec Lionel qui veut me montrer les joints pare-choc en caoutchouc pour éviter les pincements de doigts entre deux panneaux coulissants. En déambulant dans tous les bâtiments, je retrouve quelques ouvriers dont j’avais croisé le regard au moment des bons vœux le 4 janvier, lorsque Denis a arrêté l’usine pour présenter le projet à tous les employés. Alors que j’accompagne Lionel dans l’un des seuls hangars que je n’avais encore jamais visité, je reconnais peut-être la seule fille travaillant dans les ateliers et dont la blondeur m’avait sauté aux yeux parmi tous les garçons bleus foncés.
J’ai acheté un logiciel spécial pour vectoriser la magnifique reproduction de Dédale et Icare sur les deux panneaux du cœur, c’est-à-dire les premiers en partant du milieu. Cette image est tellement belle et je m’en sens tellement proche.
Des portes immenses et lourdes ferment les hangars où sont abrités les planeurs mais non je déraille ce sont des fabriques de systèmes coulissants. La meilleure preuve est qu’il y a des portes coulissantes à chaque coin de couloir! Toujours la même angoisse face à la porte coulissante du bureau du Lionel: Capteur? Interrupteur? où faut-il appuyer pour manœuvrer cette maudite porte vitrée derrière laquelle Lionel m’attend avec son flegme habituel tandis que Denis me chante les louanges des portes des palais de Dubaï équipées de systèmes automatisés produits par Mantion.
Après Corinne, Laura, Annette et François, voici Christian: bientôt toute l’équipe du Pavé a vent de mon projet (à chaque nouvel atterrissage chez Mantion, ce sont les mêmes cris de stupeur!).
23 septembre 2010, 22 h 21 min
Le prototype constitué de deux panneaux dans un virage est fini. J’ai planté mon petit appareil photographique à intervallomètre pour l’occasion. Il a pris des photos au kilomètre toutes les minutes sans rien dire à personne. On voit Julien et puis rien et Lionel et Julien le rejoint finalement, dans un naturel parfait. Ces quantités de photos qui, mises bout-à-bout, simulent le mouvement, reflètent quelque chose de l’enfance du cinéma.
Le livre de Jacques Lacarrière conseillé par Emmanuel est vraiment fort et mon morceau préféré est celui pour lequel il interview Icare.
Depuis l’intérieur de Dédale, en levant les yeux progressivement depuis le sol et en passant par ma sculpture jusqu’à cette admirable architecture du Palais Granvelle, j’aimerais que le voyage soit aussi beau… Au bout, le ciel, le mythe. Icare est loin, à moins qu’il ne soit déjà tombé dans la mer du tableau de Brueghel!
Avec Julien, je cherche une chute de bois pour un essai de gravure laser. De derrière les caisses remplies des très beaux squelettes en métal qui résultent des découpes laser, il me sort une grande planche de médium gravée: un manga pour un copain à lui. J’aime ces moments partagés, ces petits pas dans la direction de l’autre sont de vrais instants de bonheur.
23 septembre 2010, 22 h 20 min
3 février. Je n’arrive pas à traiter en gravure la photographie du très beau relief romain qui montre Icare et Dédale entrain de façonner les ailes pour lui et son fils. J’aimerais pourtant tellement le reproduire sur le panneau central.
Nouveau dessin pour le circuit des panneaux coulissants qui ressemble plus à un escargot, c’est-à-dire à une forme hélicoïdale. Je m’accroche à l’image «rentrer dans sa coquille» en rassemblant bord-à-bord tous les panneaux jusqu’au centre de la sculpture. Lionel craint que, si l’on opte pour cette façon de faire, les découpes du faux-plancher de sécurité ne soient très délicates. Mais j’insiste. Corinne dit à Denis qu’il faut m’arrêter. Je suis enfin heureux et soulagé des nouvelles proportions. Grâce à l’inspiration de Fibonacci, Dédale s’inscrit maintenant parfaitement et comme par magie, au centre de la cour du palais Granvelle.
Quand j’installe la nouvelle maquette, la neige tombe tellement.
30 janvier 2010, 0 h 04 min
Dédale est mon titre préféré tandis que je lis Icare sur les documents techniques des ateliers de fabrication. Les panneaux plus étroits que des portes suggèrent peut-être les ailes fabriquées par l’ingénieur Dédale et dont ils se sont servis lui et son fils pour échapper au minotaure.
En Europe, les portes pivotent sur leurs gonds. Il n’y a guère qu’en Asie où les portes coulissent dans les maisons; portes et murs créent alors une perception de l’espace et donc du rapport intérieur/extérieur difficilement imaginables pour nous occidentaux.
Après l’exposition Clara au centre d’art Passages de Troyes, Dédale est une autre façon de vivre une vraie aventure artistique et collective comme celle décrite par Patrick Boucheron dans Léonard et Machiavel.
La Cour du Palais Granvelle est une très belle œuvre Renaissance, me dit Emmanuel. Il me parle de cette cour en montrant un de mes premiers dessins de l’œuvre, comme si ensemble, elles faisaient déjà corps.
Restent deux questions en suspend : les matériaux et le rapport d’échelle. Corinne L. m’annonce qu’un quatuor voudrait déjà y donner une représentation à l’occasion du festival de musique, à l’automne. Quant à moi, j’ai plutôt en tête d’y faire jouer le corps d’un(e) danseur(se). Les colonnes du palais sont une partition sur laquelle les panneaux glissent et dansent à l’avenant.
Le lendemain, je vais chez Mantion porter des invitations de la Nuit de l’Utopie organisée par l’école des beaux-arts. J’essaye de créer des passerelles entre ces deux établissements où je travaille et qui sont à deux pas l’un de l’autre. Lionel me confie qu’il est allé s’acheter un précis concernant les mythologies gréco-romaines.
15 janvier 2010, 23 h 47 min
Corinne G. me conseille un autre film d’animation : Monstres et compagnie. Le scénario est vraiment drôle : des monstres complètement inhibés, très malheureux, ont perdu toutes leurs facultés et doivent réapprendre à faire peur. Leurs entraîneurs sont les enfants. Entre le monde des enfants et celui des monstres, des portes, des portes par milliers que les monstres doivent réapprendre à ouvrir pour surgir d’un coup et faire peur aux enfants. Je ne voudrais pas que Dédale fasse peur. Les panneaux ne sont pas trop hauts ni trop larges pour que l’on puisse les manipuler, les dominer.
Encore de la neige à gros flocons. Glissades garanties. Je ne dois pas perdre les pédales : ce lundi 25 janvier, en quittant l’atelier où est fabriqué le prototype, je prends conscience de l’énormité de la sculpture et Julien n’est pas là pour me rassurer : il a répété plusieurs fois « y’a du boulot » « y’a du boulot » « y’a du boulot » « y’a du boulot » « y’a du boulot ». C’est en l’accompagnant dans le premier virage, c’est-à-dire en installant avec lui les premiers morceaux de rail nécessaires à la réalisation d’un angle droit que je prends conscience de la folie de ce projet.
Parler du projet, commencer à semer des graines de réalité qui le font grandir dans ma tête en même temps que dans celles de mes interlocuteurs (mais avec mes proches de Clara, j’ai du mal à en parler, tellement c’est énorme !).
En ce qui concerne la deuxième maquette, Julien aurait bien vu le logo de Mantion gravé sur les panneaux en taille réduite.
11 janvier 2010, 10 h 24 min
Rendez-vous à la mairie pour étudier la possibilité d’implanter Dédale dans la cour du Palais Granvelle. Lionel déroule un plan très convaincant du système coulissant. Nos interlocuteurs de la sécurité à la Ville de Besançon sont sur des rails, jusqu’au prochain rendez-vous.
90 panneaux pour 90 bougies (cela m’a été soufflé par un employé de Mantion).
Séance photo. Un pied pour ne pas avoir à utiliser de flash et réglages manuels. Pas facile pour moi de viser des gens. Je choisis une vitesse d’obturation très lente; les ouvriers s’effacent presque entièrement, tandis que les outils crépitent d’étincelles et la neige en gros flocons, dehors.
J’ai déjà travaillé en partenariat avec des entreprises qui me fournissaient en matière première mais là, « c’est Noël ». Mantion fabrique tout de A à Z : je suis un gamin qui se réveille chaque matin en pensant à son cadeau qui n’en finit pas de l’étonner.
Les maquettes sont un moyen de fabriquer moi-même quelque chose et surtout de garder vivant le lien qui m’unit à l’entreprise, c’est-à-dire d’être relié en pensées avec tous ceux qui travaillent sur Dédale. Ce sont aussi des objets d’étude qui m’aident à rendre concret le projet, et à anticiper sur toutes les questions que l’entreprise va me poser, au fur et à mesure de l’avancement.
Interroger Roland au sujet de l’histoire du Palais Granvelle.
1 juillet 2009, 10 h 17 min
Première visite Mantion. Je me souviens d’une entreprise calme, performante et très respectueuse des individus.
Plus tard, Denis organise une visite guidée de mon exposition à la Citadelle, suivie d’un repas, pour me présenter aux cadres de Mantion. Le lendemain, sur le site de l’entreprise, je fais la connaissance de Slavo. Ses enfants regardent Ulysse 31, leur dessin animé préféré. J’ai téléchargé l’épisode du labyrinthe et beaucoup d’images me sont restées.
Aujourd’hui, je viens de photographier la fabrication du premier prototype dans les ateliers.
Les ouvriers prenaient leur pause quand je suis entré dans le grand hangar. Un peu gêné d’arriver mains dans les poches. Il y a ceux qui présentent leur mains noires de graisse et d’autres leurs poignets à cause de la saleté. Pareil pour le garagiste de Villersexel : je n’ai jamais fuit sa main malgré le cambouis, comment est-ce possible de serrer le poignet de quelqu’un pour lui dire bonjour ? « Pourquoi fait-on un geste de la main pour dire bonjour à quelqu’un ? Pour lui montrer que l’on ne tient aucune arme. Pourquoi, aussi bien, lui serre-t-on la main ? Pour faire la preuve concrète que nous sommes tous deux désarmés. Ces gestes simples du corps assurent la paix entre nous » (Extrait d’un texte de Michel Serres paru dans Libération du 19 mars 2010)